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Après avoir repéré l’adresse de Diamond SA sur son guide Thomas, Pike cala la photo du bébé roux sur son tableau de bord et partit en direction du nord sur la Hollywood Freeway, en silence. Seuls le souffle et les grincements de sa Jeep lancée à pleine vitesse lui rappelaient qu’il roulait. Il jetait de fréquents coups d’œil au bébé. Ce gamin ne ressemblait ni à Rina, ni à Darko, mais Pike n’avait jamais été très doué pour ces choses-là. Quand il voyait un bébé, il le trouvait mignon ou pas, et celui-là ne l’était pas. Sur la seule base de cette photo, il n’aurait même pas pu deviner s’il s’agissait d’un garçon ou d’une fille. Il se demanda s’il ressemblerait un jour à Jakovic.
La Hollywood Freeway amena Pike dans le nord-est de la vallée de San Fernando, où il rattrapa la Golden State Freeway et en ressortit moins de deux kilomètres plus tard, dans un paysage plat comme la main où des bâtiments trapus montaient la garde devant des terrains vagues tapissés d’herbes sèches et de ciment craquelé. Des rangées d’immeubles anonymes bordaient les rues principales, entrecoupées de pavillons tout aussi anonymes, tous blanchis par les rayons brouillardeux du soleil et perpétuellement recouverts de poussière descendue des montagnes. Les poteaux téléphoniques au garde-à-vous au bord de la chaussée supportaient un tel enchevêtrement de câbles et de fils qu’ils semblaient tendre dans le ciel des espèces de toiles d’araignée visant à prendre au piège les habitants du coin.
Pike n’eut pas besoin de consulter à nouveau son guide : un seul coup d’œil lui suffisait pour mémoriser un itinéraire. Il contourna le parc de Hansen Dam en passant devant des pépinières, des dépôts de matériaux à ciel ouvert, et d’interminables alignements de maisons poussiéreuses et délavées. Il localisa l’entreprise Diamond SA sur un boulevard à quatre voies passant au pied de Little Tujunga Canyon, coincée entre un garde-meuble Mom’s Basement et un dépôt de pierres décoratives derrière les grilles duquel des chariots élévateurs soulevaient des plaques de calcaire ou de marbre. Un gigantesque magasin de bricolage trônait juste en face, cerné par plusieurs hectares de parking accueillant quelques centaines de véhicules en stationnement. Plusieurs dizaines d’hommes basanés et trapus attendaient qu’on vienne leur proposer du travail devant les entrées de la grande surface, originaires du Mexique ou d’Amérique centrale.
Pike entra sur le parking du magasin de bricolage et cacha sa Jeep au milieu des voitures et autres camionnettes. Diamond SA était une ferraille. Un premier bâtiment de plain-pied donnait sur le boulevard, dont la façade jaune était barrée de lettres rouges hautes de deux mètres cinquante disant : achat de ferraille – recyclage de pièces auto en métal. L’allée de gravier qui le bordait menait à un petit parking. Au-delà de ce parking se dressait un second bâtiment, en tôle ondulée celui-là, plus vaste et construit sur deux niveaux. Celui sur rue masquait quasiment tout ce qui se trouvait derrière, Pike réussit néanmoins à voir que le terrain était encombré de vieux châssis automobiles, d’amas de tuyaux rouillés et de déchets métalliques divers. Deux voitures flambant neuves étaient garées le long du boulevard, et deux autres sur le parking à côté d’un gros camion, malgré la chaîne tendue à l’entrée de l’allée et l’écriteau fermé suspendu derrière la vitre du bâtiment jaune. Pike vit un homme en chemise bleue sortir de celui-ci et traverser le parking en faisant crisser le gravier pour rejoindre le bâtiment en tôle ondulée. Arrivé devant la porte, il parla à quelqu’un que Pike ne voyait pas, jusqu’à ce qu’un deuxième individu émerge de derrière le camion. Un solide gaillard aux jambes épaisses. Tous deux rirent de quelque chose, puis Chemise bleue disparut dans le hangar. Après avoir observé un moment la circulation, l’autre regagna à pas lents sa place derrière le camion.
Tout, dans son langage corporel, trahissait le gorille. Darko ne se déplaçait vraisemblablement qu’avec des gardes du corps, et ce devait être l’un d’eux. Pike se demanda combien il pouvait y en avoir à l’intérieur et autour du bâtiment.
Il décida de ne pas rappeler le numéro de Diamond SA, même s’il avait envie de savoir où le téléphone sonnerait. Darko pouvait aussi bien être dans le bâtiment jaune que dans celui en tôle ondulée. L’assassin de Frank et de Cindy Meyer, de Frank junior, et de Joe.
— On y est presque, mec, dit-il à mi-voix.
Trois ouvriers latinos se détachèrent du groupe en attente devant l’entrée et traversèrent le parking dans sa direction. Ils faisaient le pied de grue depuis le début de la matinée et avaient peut-être décidé de s’accorder une pause pipi ou d’aller manger un sandwich.
Pike baissa sa vitre et leur fit signe. Il parlait très bien l’espagnol, le français et l’allemand de la rue ; il savait aussi un peu de vietnamien, un peu d’arabe, et ce qu’il fallait de swahili pour se faire comprendre de la plupart des Bantous.
— Excusez-moi, lança-t-il. Je peux vous poser une question ?
Les trois hommes se consultèrent du regard avant de s’approcher, et le plus jeune lui répondit en anglais :
— Mon cousin est un très bon maçon, il sait aussi poser des tuyaux, des charpentes. Moi, j’ai trois ans d’expérience comme peintre et plaquiste.
Ils prenaient Pike pour un entrepreneur en bâtiment.
— Désolé, mais je ne cherche pas d’ouvriers. J’ai juste une question à poser sur la boîte d’en face.
Les trois hommes suivirent son regard.
— La ferraille ?
— Oui. Je vois du monde et des voitures, et pourtant il y a cette chaîne à l’entrée. J’aurais du métal à leur vendre, mais l’écriteau dit que c’est fermé. Ça fait longtemps que c’est comme ça ?
Les trois hommes se mirent à parler en espagnol. Pike capta l’essentiel de leur conversation et en déduisit que tous trois venaient régulièrement chercher du travail ici. Il savait que le phénomène se répétait à peu près devant tous les magasins de bricolage, de peinture et de quincaillerie de Los Angeles. Les mêmes ouvriers se rassemblaient chaque jour aux mêmes endroits, où ils se faisaient embaucher par les mêmes artisans, paysagistes, et autres chefs de chantier.
Ils parvinrent à un consensus.
— Il y a du monde, répondit le plus jeune, mais la chaîne reste en place. Ça dure depuis trois ou quatre jours.
Depuis les meurtres de Westwood.
— Et avant ? La chaîne était retirée et la ferraille ouverte ?
— Oui, m’sieur. Avant, on voyait des camions qui venaient livrer ou chercher des pièces, mais ça s’est arrêté. Mon cousin et moi, on est allés là-bas l’autre jour pour voir s’ils avaient besoin de bons travailleurs, mais ils nous ont envoyés promener. Et maintenant, ils ont mis la chaîne et les camions ne viennent plus. Il n’y a plus que ces hommes et leurs belles voitures.
— Ces gens à qui vous avez parlé, ils étaient dans le bâtiment jaune ? Le bureau, je suppose ?
Les trois Latinos acquiescèrent.
— Oui, c’est là qu’ils étaient. Ils nous ont mal reçus.
— Ce type en chemise bleue en faisait partie ? Je viens de le voir passer. C’est lui qui a été grossier ?
— Ils étaient deux, et ils ont été grossiers tous les deux. On en a vu d’autres derrière, mais on n’a pas osé aller les voir.
— Des Américains ?
— Non, m’sieur. Ils avaient un accent différent.
— Encore une question. Est-ce que ces hommes s’en vont le soir ?
Ils eurent une nouvelle discussion, menée cette fois par le doyen. Le plus jeune répondit ensuite :
— On ne peut pas vous dire. Quand on n’a toujours pas de travail après le déjeuner, on s’en va, mais on arrive le matin avant sept heures et ces hommes sont déjà là. On voit leurs voitures sur le parking. Ils doivent se lever avec le soleil pour être ici avant nous.
— De belles voitures ?
— Si. Très belles.
— Et il y a des allées et venues pendant la journée ?
— Pas souvent, mais ça arrive. Un homme retire la chaîne pour les laisser entrer ou sortir, mais pas souvent.
— Il y a quelquefois d’autres voitures ?
— Si. Quelquefois.
— Muchas gracias, mis amigos.
Pike leur offrit un billet de vingt dollars pour les remercier de leur aide, mais ils le refusèrent et s’éloignèrent. Au même moment, l’homme à la chemise bleue réapparut et revint vers le bureau.
Pike envisageait de composer à nouveau le numéro pour voir si quelqu’un répondait, quand l’idée lui vint que la ferraille disposait peut-être d’une deuxième ligne. Il ouvrit son portable pour appeler les renseignements mais l’icône de réseau n’apparut pas. D’où la nécessité d’une ligne fixe.
Muni d’une poignée de pièces de vingt-cinq cents, Pike se dirigea vers le téléphone public installé près de l’entrée de la grande surface et appela les renseignements pour demander s’il existait un abonné au nom de Diamond SA, à Lake View. C’était le cas, et une voix de synthèse lui récita le numéro. Différent de celui qu’il avait.
Après en avoir pris note, Pike rappela les renseignements et demanda s’il existait plusieurs lignes au nom de Diamond SA. Cette fois, la voix de synthèse lui lut deux numéros : le second correspondait à celui qui était enregistré dans la mémoire du portable de Grebner.
Pike remit quelques pièces dans l’appareil et composa le premier numéro sans quitter le bureau des yeux.
Une voix masculine lui répondit à la deuxième sonnerie, et Pike se demanda si c’était celle de l’homme à la chemise bleue. Son accent d’Europe de l’Est était peu marqué.
— Allô ? lâcha prudemment l’homme, comme s’il n’était pas sûr de ce qu’il devait dire.
— Je suis bien chez Diamond SA ?
— Oui, mais c’est fermé.
— J’ai dix Crown Victoria à vendre. Je suis pressé de m’en débarrasser et je pourrais vous faire un bon prix. Y a-t-il quelqu’un ici avec qui je pourrais en discuter ?
— Non, désolé. C’est fermé.
— D’après l’enseigne, vous rachetez pourtant de la ferraille, et je…
L’homme raccrocha avant que Pike ait pu ajouter quoi que ce soit.
Il compta jusqu’à cent et rappela le numéro, mais, cette fois, il eut droit à un répondeur.
Pike était en train de revenir vers sa Jeep quand un Ford Explorer beige s’engagea sur l’allée de gravier, stoppa juste devant la chaîne, et klaxonna. L’homme à la chemise bleue sortit du bâtiment jaune, décrocha la chaîne, et l’Explorer alla se garer sur le parking. Une blonde boulotte et un homme en tee-shirt noir en descendirent. La femme était d’âge moyen, et ses cheveux pâles semblaient presque blancs. L’homme était plus jeune qu’elle et tout en muscles. Il souleva un pack de bouteilles d’eau sur la banquette arrière de l’Explorer pendant que la blonde récupérait un sac de provisions. L’arrivée de ces provisions et de l’eau suggéra à Pike que des gens passaient du temps à l’intérieur.
Les deux nouveaux venus se dirigeaient vers le bâtiment en tôle ondulée lorsque trois hommes en émergèrent. Le dernier à sortir leur maintint la porte ouverte, mais l’homme de tête, un balèze, marcha sur eux comme s’il avait envie de frapper cette femme qui osait se mettre sur son chemin.
Le coin de la bouche de Pike frémit.
Le balèze était Michael Darko.